Dans la cabane aux fromages

Publié le par antes-ou-depois-da-chuva

Chaque fois que j’étais passée devant chez lui, on m’avait dit : ah, là, y’a un petit vieux qui fait un de ces fromages… J’était de retour à la Caip (le périmètre de réforme agraire que j’avais découvert l’année dernière), accompagnée de deux collègues spécialistes d’élevage, c’était la bonne occasion pour s’arrêter.

On est arrivé vers 15h, il rentrait les vaches au corral. Sa fierté : un magnifique taureau. Il l’a fait tourner, pour qu’on le voit bien sous son meilleur profil, jusqu’à celui-ci en ait marre, saute par-dessus la mangeoire, du muscle pur. « Je vais le vendre, il est trop lourd, 800 kilos », nous dit-il, « trop beau pour être dans mes pâturages, il pourrait se casser facilement la jambe ».

Toro

 

 

 

 

 

 

© N. Cialdella

 

Merci à Nathalie d'avoir croqué sur le vif le saut du taureau!

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il nous fait entrer dans une cabane en bois. Une odeur de petit lait, sur la table, dix fromages en rang, recouvert d'un torchon, et dans un coin, un sac pendu d’où s’égoutte le caillé cuit le matin-même. « Je viens de finir, on va se prendre un café. Vous prendrez bien un petit morceau de fromage ? » Il démoule un des fromages sur la table, nous tend un couteau digne d’un boucher. Mon stagiaire tente bien que mal de couper un morceau, c’est encore caoutchouteux. Tout frais, avec encore le goût du petit lait, mais sacrément bon.

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Il nous raconte qu’il est là depuis 6 ans. Un ami habitait par là, il venait le voir de temps en temps, puis il a trouvé cette terre qu’il a acheté. Le pâturage était déjà installé, avec un beau corral. Le vieux d’à côté lui a aussi vendu sa terre, de toute façon, il avait plus de 100 ans, il l’utilisait plus. Il a dû tout défricher, ça a été du boulot, mais ça valait la peine. Comme ça, ça lui fait deux fois 25 hectares. Il a amené des vaches avec lui, des bonnes, comme dans le Minas Gerais, où il est né. Il a maintenant 50 bêtes, dont 30 vaches qu’il trait, à la main bien sûr. Y’a qqn qui l’aide, c’est pas qu’il peut pas faire tout seul, il est encore fort pour 66 ans. Mais bon, y’a des jours où il doit aller en ville, c’est bien que qqn reste pour surveiller.

Avant, il avait un camion, sur la Transamazonienne. Il a voyagé partout, Rondonia, Altamira, Santarem, il connaît toute la route par cœur. C’était une sacré vie, il a fait ça pendant 15 ans. Mais c’était pas facile, il est arrivé quand on les ouvrait, ces routes, on faisait 40 km en 2 jours parfois. Mais il voulait plus de sa vie de bureau, à Sao Paulo. Il est resté deux ans à Sao Paulo, c’était deux ans de trop, il aime pas cette ville. Il y était allé parce qu’il fuyait les militaires, du temps où il étudiait à Brasilia, il avait participé à des grèves, il s’était enfui pour pas se faire prendre. Mais São Paulo, ce n’était pas son truc, il a bien fait de partir vers la Transamazonienne, c’était là que se faisait le pays à l’époque.

Il a beau être de Minas Gerais, la terre du fromage au Brésil, c’est pas là qu’il a appris à faire du fromage. Son père avait une ferme, mais il faisait juste du lait, qui était ramassé. Mais ici, c’est pas possible de juste faire du lait, personne ramasse, aussi loin de la ville. Il fait donc du fromage, quelqu’un vient le chercher, tous les lundis, pour l’emmener à Paragominas. Il le laisse au frais, dans un baril plein d’eau. Il a lu dans un journal un économiste qui disait que ce qui rapporte le plus à l’hectare, au Brésil, c’est de faire du fromage. Il sait pas si c’est vrai. Pour le moment, il a que cette cabane de bois, "on dirait pas, mais c'est là que j'habite"… il attend d’être régularisé, auprès de l’institut de la réforme agraire. Après, il pourra peut-être toucher un crédit, avoir de quoi construire une maison. Il aimerait bien avoir encore plus de vaches, il pourrait en avoir plus de 50 avec ses terres.

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C’est l’heure de séparer les veaux des vaches, pour les traire. On l’accompagne. Il nous montre fièrement son corral, ses vaches, moitié Nélor (zébu), moitié belge. Il nous explique comment il choisit les croisements pour ses vaches, il a un ami inséminateur qui lui donne des paillettes gratuitement. Il en connaît des gens à Paragominas, des grands éleveurs, des chercheurs, des chefs d’entreprise. Il en a bu des coups avec eux, au bar à Paragominas. Ils viennent aussi le voir, jusqu’ici le week-end, lui acheter un fromage, boire une cachaça. Il a toujours des histoires à raconter. Sur son enfance, dans le Minas Gerais, quand il faisait plus de 100 km à cheval pour rejoindre le train pour aller étudier en ville, à Salvador. Il étudiait dans un collège de curés, « ils nous donnaient rien à manger, juste un quignon de pain, on était obligé de faire les 100 coups pour manger plus. »

Par contre, la famille, elle est loin. Il a trois fils, un à Vitoria, un qui est avocat à Rio et un qui est ingénieur aux Etats-Unis. Ils sont jamais venu le voir ici. Il a pas vraiment de nouvelles. C’était l’enterrement de sa mère, y’a pas longtemps, il est rentré dans sa terre et a vu une de ses petites-filles. « Ils viennent pas, mais tout ça, ça sera à eux quand je meure, je vais laisser tout organisé. » Sans doute une illusion, même les jeunes d’ici ne veulent plus vraiment de cette terre que leurs parents se sont battus pour avoir… mais lui, plus jeune que jamais avec ses 66 ans continue à courir de l'avant...

Publié dans Sur le terrain

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